25 avril 2001
Voici le premier jet du texte de Jean-Jacques :
JUSQU'OÙ
LES EAUX SONT PROFONDES
Jeff marche. Jeff met un pied devant l'autre en frottant le sol, puis le suivant, et ainsi de suite, en levant à chaque fois un petit nuage de neige qui retombe un peu plus loin, comme offusqué d'avoir été foulé au pied alors qu'il recouvrait une vilaine bande noire de goudron d'un fin voile blanc.
Entre la maison familiale et l'abri de bus que le père de Jeff a construit, il y a quatre kilomètres sept cent soixante mètres, ce qui fait 28940800 pieds. En Amérique, on compte en pieds. Facile, un mètre faisant 3,29084 pieds, il suffit de diviser. Dommage que les Américains n'aient pas pris le pied de l'oncle de Jeff, il fait du 50, ça aurait simplifié les conversions.
Changer pour changer Jeff utilise la marche ternaire. Puisqu'il faut qu'il fasse presque trois pas pour faire un mètre, il marche de manière à pouvoir compter ses trois pas, donc son mètre. Une sorte de marche à trois temps en ligne droite où l'on compte trois, chaque fois que l'on fait un pas, ce qui doit faire à peu près un mètre. Cela donne une danse, une danse un peu comique, mais sur les quatre kilomètres qui séparent la maison de l'abri, il n'y a guère qu'un couple de corneilles et un vieux lièvre qui se marrent en le voyant passer. Le propre de l'homme est de ne se ridiculiser uniquement et exclusivement qu'en compagnie de ses semblables. On n'a jamais vu un homme se sentir ridicule devant une tortue en cage.
Jeff regarde autour de lui ce nouveau monde immense et infini. Du haut de son mètre vingt-huit, il sait qu'il lui faudra beaucoup de temps pour ne voir autre chose que de la neige combattue par l'homme. Le long de son chemin, il voit que la corneille à particule française swingue des heures sur des vieux airs de Blind Melon et que le caribou, lui présent sur ces terres depuis la nuit des temps, médite sur les quatuors de Beethoven. Surtout les derniers, les plus tristes. Ceux où Beethoven a acquis la certitude que la mort a été donnée en cadeau aux hommes par Dieu pour que la vie soit autre chose qu'une galéjade. Le mélange de culture entre le vieux et le nouveau continent est répandu. Son père parle de combat, Jeff préférerait échange, partage. Mais le père de Jeff fait partie des militants anti-anglais et fourbit ses armes qui paraissent désuètes à Jeff. Rien, ni personne n'enlèvera la beauté de la langue française. Sans l'opposer à aucune autre langue, elle a des qualités propres indiscutables. Son incapacité à s'adapter au monde moderne en deviendrait presque une. Le français a un rythme un peu lent qui ne correspond pas aux besoins actuels de vitesse et de rentabilité. Mais les choses changent et vite. Le plaisir de se retrouver à parler une langue tordue et vicieuse comme un père jésuite peu revenir de mode et remettre l'anglais à sa juste place, soit une langue de transport.
Tout autour de lui, la nature est gérée par un tempo. Un tempo, certes complexe, souvent indécelable, mais un tempo. L'humain dans sa grande majorité utilise le binaire, mais ce n'est pas le cas de beaucoup d'espèces animales. Depuis quatre kilomètres, Jeff marche régulièrement, comme un battement de cœur. Le lièvre blanc des neiges qui lui passe devant change trois fois de rythme et de direction en huit secondes et il ne reste pas sur le même tempo plus de trois secondes.
Arrivé à la cabane, Jeff prend la boîte de conserve et tire un peu dessus pour que le fils soit bien tendu.
- Papa ?
- Oui ?
- J'y suis .
- Ok, je verrai arriver le bus scolaire. Bonne, journée mon fils.
- Merci. À toi aussi.
- Jeff ?
- Oui ?
Long silence.
- Je t'aime.
- Moi aussi papa.
Si les choses qui viennent de très loin avaient été différentes, le père de Jeff n'aurait pas attendu que sa femme meure pour dire des mots simples à son fils. Mais pour cela, il aurait fallu que la grand-mère de Jeff eût été plus démonstrative et que son arrière-grand-mère utilise autre chose que les coups pour communiquer. Le grand-père de Jeff aurait dit je t'aime et Jeff l'aurait entendu depuis tout petit. Trois mots, trois mots qu'on oublie de dire. Bien entendu, ce ne sont que des mots, que trois mots, juste trois mots pour dire à l'autre qu'il est important, vital, précieux comme le sang, le cœur ou la peau.
Mais les gestes de tendresse demandent une pratique quotidienne et des générations pour que cela soit naturel, tandis que la violence demande fort peu de pratique et que quelques heures pour en apprendre les rudiments. La violence est comme une mauvaise habitude, facile à prendre, dure à perdre. Donner de la tendresse s'apprend ; et comme tout ce qui s'apprend, ce n'est pas facile. Pour se regarder dans une glace, il existe toutes sortes de moyens pour se donner bonne conscience. Il y a toujours pire ailleurs.
Jeff et son père réapprennent à être tendres. Depuis que la mère de Jeff n'est plus là pour combler ses deux hommes, il faut remplir le vide, un vide insondable.
Le père tient à ce qu'ils utilisent ce système de communication archaïque pour se parler. Tous les trucs sont bons, pourvu qu'ils parlent. Il se dit rassuré, alors que Jeff sait pertinemment que son père le suit à la jumelle militaire suisse tout le long du trajet. L'argument massue pour tirer cette ficelle kilométrique est que les jours de tempête, il lui suffirait d'appeler et son père lui éviterait de faire quatre kilomètres à pied dans la tempête. Prétexte gros comme un syndicat de cheminots et plus que faux, car chaque fois que la tempête se lève, le père se retrouve devant l'école comme par magie. C'est vrai qu'une tempête de neige au Canada, pour quelqu'un qui vient de Suisse, où 3 centimètres de neige paralysent une ville comme Genève est impressionnant, voire dangereux. Le père de Jeff essaye de lui laisser le temps de s'acclimater en tentant de ne pas le ridiculiser devant ces camarades ou de le traiter en bébé.
- Je passais par là…
Jeff sourit. Son père passerait par là alors qu'il ne sort jamais de sa ferme qui est en train de devenir la plus belle et la plus rentable de la région. Mais Jeff ne dit rien, le trajet avec son père est naturellement plus rapide que le bus scolaire et la technique un peu particulière de conduite de son père rend le retour palpitant. Généralement, à la sortie des classes, avant le goûter, les enfants ont une petite baisse de régime. Vingt minutes de voiture avec le père de Jeff qui confond le chemin des écoliers et le rallye de l'extrême remettent le palpitant en marche et suppriment complètement le coup de barre de quatre heures. Quelques camarades de classe ont accepté une fois la proposition du père de Jeff de les ramener, une fois. Lorsque Jeff fait ses devoirs, il regarde son père travailler. Son père déplacerait des montagnes. Il ne s'arrête jamais et travaille en souriant. Régulièrement, il fait un signe de la main à son fils et continue à travailler jusqu'à la nuit, jusqu'à l'épuisement. Et souvent, la nuit, Jeff l'entend pleurer.
Depuis la mort de la mère de Jeff, son père pleure. Le jour, il tient son rôle d'homme et de père, mais, la nuit, il pleure. Et comme un homme ne doit pas pleurer, il attend la nuit et l'obscurité totale pour que personne ne le voie. Qu'un homme ne doive pleurer est encore une de ces conneries qui vient de très loin, que la mère de Jeff essayait de contrer. Il y a deux types d'hommes ; ceux qui pleurent et les menteurs. Mais les hommes se cachent pour pleurer.
Il déplace des montagnes, travaille une terre ingrate et se bat contre un climat terrible, et tout cela avec le sourire. Il est passé maître dans les grandes phrases du genre :
- Fais les choses bien tout de suite, c'est tout aussi long que de les bâcler.
Mais c'est un homme brisé et Jeff le sait. Il est là parce que Jeff est son fils et qu'il considère qu'il a des obligations envers son fils. C'est un homme de parole. C'est la seule raison qui fasse qu'il continue à faire battre son cœur et qu'il ne se noie pas dans les boissons à haute fermentation.
Jeff savait que sa mère était morte en moins d'une année sans que personne ne puisse rien faire et que la sacro-sainte autopsie n'avait pas donné le début d'une explication.
Comme le père de Jeff ne pouvait pas aller faire le coup de poing avec Dieu, il s'était rendu à l'hôpital cantonal de Genève avec la ferme intention de réchauffer ses mains sur le visage du chef de clinique qui s'était occupé de sa femme. Il l'avait trouvé au chevet de la dépouille de sa femme, en larmes, la tête enfouie sous ses bras, la mine déconfite, démoli. Les deux hommes avaient parlé un moment et s'étaient séparés après une longue poignée de main.
Durant cinq heures, le père de Jeff regarda brûler sa ferme. Pas un animal ne fut blessé et l'assurance paya rubis sur l'ongle, concluant à l'accident. Dans le pays au monde où les normes de sécurité doivent être les plus strictes, personne ne trouva à redire qu'une ferme du XVIIIe siècle parte en fumée avec huit points de départ de feu. Mais comme chaque pompier connaissait Jeff et sa femme, voire les grands-parents. Ils savaient que Michel avait certainement de bonnes raisons pour avoir mis le feu à sa maison. La plupart des pompiers comprenaient et ne s'étaient pas beaucoup dépêcher pour éteindre le feu. Moins il en restait, moins les traces seraient visibles. Pour les plus croyants, ceux qui risquaient de prendre le crucifix sur la tête, valait mieux ne pas savoir. Et dans le grand livre, quelqu'un a écrit : Heureux les esprits simples. ….
Lorsqu'il n'y eu plus une fumée, il ne restait tellement rien que personne ne serait jamais capable de prouver quoi que ce soit. L'assurance toussa un peu sur le travail des pompiers qui prirent des airs de pucelle effarouchée et le dossier fut classé.
Le bus freina trois cents mètres avant la cabane de Jeff et glissa pour s'arrêter porte ouverte devant Jeff. Le conducteur salua gentiment et Jeff répondit comme une votation helvétique : un murmure inaudible.
Le reste du bus le salua gentiment, à coup de " yo mon pote " de " salut man " de " et le Suisse ramène tes fesses vers moi ". Entre l'accent et les mots utilisés, Jeff ne savait pas si on se moquait de lui ou si certains essayaient vraiment d'entrer en contact avec lui. Il gardait la distance et passait pour bizarre. Les profs parlaient déjà de psychologue scolaire, certains camarades de classe de Jeff pensaient qu'il lui faudrait du temps pour que la langue dégèle, mais d'autres le vivaient comme un envahisseur et comme par hasard, parmi eux, beaucoup de fils de paysans voisins.
À
suivre ...
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